Bernard Dupriez
Professeur honoraire
Faculté des arts et des sciences - Département des littératures de langue française
À la mémoire de Bernard Dupriez
Hommage à Bernard Dupriez
Bernard Dupriez a été un professeur important au Département d'études françaises, comme on l'appelait alors. Certes il donnait à tous le Cours CAFE lorsque je suis entrée en 1ère année de baccalauréat. Mais son influence était plus ample, à la fois parce qu'il recrutait de nombreux assistants de recherche, mais aussi parce qu'il était très présent au 8e étage et assistait fidèlement aux conférences et aux tables rondes organisées au Département. Nous savions aussi, sans tout à fait en prendre la mesure, que le Cours CAFE était diffusé à travers la Francophonie et nourri par des réseaux d'enseignants qui n'étaient pas seulement des utilisateurs du CAFE mais aussi des contributeurs enrichissant le cours en témoignant d'écarts nationaux ou locaux. Il y eut ainsi une version ivoirienne du CAFE publiée par l'Institut de linguistique appliquée de l'Université d'Abidjan.
Bernard Dupriez avait mis au point des méthodes de travail inusitées. À la fin de ma maîtrise, j'ai été recrutée comme membre de l'équipe DIRE (Délibérations Informatisées sur les Ramifications de l'Expression) composée d'un nombre variable de personnes : cinq ou six, mais parfois beaucoup plus. Notre travail était assez inhabituel : nous devions inventer des questions à choix multiples propres à favoriser de la part des étudiants répondant au questionnaire la compréhension des procédés argumentatifs et stylistiques. Lors des réunions, nous présentions à tour de rôle nos « trouvailles », nourries de la lecture de théoriciens mais aussi d'œuvres littéraires. Une sorte de prolongement du CAFE et du Gradus. Les procédés littéraires (Dictionnaire), qui venait de paraître, en 1980. Les rencontres étaient stimulantes et amusantes et avaient lieu dans un climat de collaboration bon enfant. Le plus souvent, Bernard apportait le repas pour être sûr que nous mangerions bien... Il arrivait souvent que certains d'entre nous repartent munis de réflexions visant l'élaboration de nouvelles questions. Nous sommes aussi nombreux à avoir été initiés aux outils électroniques qui commençaient à prendre de l'importance, grâce à la dimension informatique du modèle que constituait alors le Cours CAFE, sous la houlette de Bernard Dupriez, qui collaborait à cet effet avec le Centre de calcul de l'Université de Montréal (entre autres avec Claude Schnéegans).
Le groupe a accueilli plusieurs chercheurs éminents, québécois ou étrangers (je me souviens de Marc Angenot et de Jean-Marie Klinkenberg). Ceux-ci ne donnaient alors pas de conférences, mais participaient à la conversation générale. Nous assistions bien sûr aux conférences publiques que ces chercheurs donnaient par ailleurs à l'Université, mais il n'y avait pas là la proximité et l'écoute attentive qui caractérisaient les rencontres de travail, encadrées de manière bienveillante par Bernard Dupriez. Son choix de travailler pour un public élargi et pas pour les seuls savants était explicite et le fait que le Gradus ait été d'entrée de jeu publié en poche plutôt qu'en édition cartonnée, selon l'usage pour les dictionnaires, le réjouissait : l'ouvrage pouvait être acheté par des étudiants.
Outre sa manière vivante d'accueillir les jeunes chercheurs et chercheuses que nous étions, Bernard Dupriez contribuait au développement de réseaux liés à la fois à la recherche et à l'enseignement, non seulement en Belgique et en France, mais aussi en Afrique francophone et au Québec. Ceux-ci ont été riches en retombées : publications, échanges de professeurs et d'étudiants, et plus tard, cotutelles. Le Gradus témoigne fortement de l'ouverture de Bernard Dupriez à un français non exclusivement hexagonal. Il était très fier que son ouvrage donne à lire dans toute la francophonie des citations tirées d'auteurs québécois. En effet, la lecture de l'index donne à voir une présence importante de la littérature québécoise : Réjean Ducharme, Anne Hébert et Gabrielle Roy sont très présents, ainsi que, dans une moindre mesure, Jacques Ferron, Ringuet, Claude Gauvreau, Gilles Vigneault, Jacques Renaud et même Louis Fréchette. Ducharme emporte la palme : il a 48 citations, soit plus qu'André Gide, avec 42 (!) S'il n'a cité qu'une fois Gaston Miron, il lui a en revanche consacré un article substantiel dans le numéro qui lui a été consacré en octobre 1970 dans La barre du jour. Il écrit, dans « Une leçon de poésie » :
[...] il est un exemple pour tout poète, il réalise ce qui pourrait sauver tous les opprimés, sous quelque latitude qu’ils se trouvent. Si la poésie, c’est « faire », (non pas simplement faire un poème), alors Miron est un poète et la leçon qu’il nous donne, une leçon de poésie[1].
Ainsi, malgré son intérêt pour la stylistique et l'argumentation, pour la poétique, Bernard Dupriez demeurait attaché de manière fervente à la littérature. Il faut le rappeler. Travaillant avec lui sur des énoncés parfois triviaux, nous parlions pourtant toujours de littérature.
Peu sérieuse, la littérature ? Elle explore, au contraire, les limites du langage, de la communication, du fonctionnement de l'esprit. Elle définit ces limites. Elle les fonde[2].
Cela mérite d'être redit.
Merci pour tout, Bernard.
À tous ceux qui l'ont connu et aimé j'offre au nom du DLLF mes plus sincères condoléances.
Micheline Cambron
Professeure émérite
Département des littératures de langue française Université de Montréal
[1] Bernard Dupriez, « Une leçon de poésie », Document Miron. La barre du jour, octobre 1970, p. 26. Ce numéro a été publié dans la foulée d'un colloque organisé à l'Université de Montréal pour s'opposer à l'emprisonnement de Miron (et des autres) durant ce qu'on désigne comme la Crise d'octobre, les textes étant publiés par la revue pour « manifester son opposition à la présente philosophie du pouvoir ».
[2] Bernard Dupriez, « Où sont les arguments ? », Études françaises, vol. 13, nos 1-2, 1977, p. 35–52.